Projet de recherche

Les sociologies de Beck, Castel, Duclos, Douglas, Giddens et d’autres ont montré comment les risques sont construits, acceptés et déniés collectivement. La mondialisation des échanges et l’uniformisation culturelle moderne ont produit des « nouveaux » risques, propres à la structure même de ces échanges. Beck souligne qu’échanger des biens revient de fait à échanger également des risques. Dans notre « modernité avancée », ces risques sont transmis aux jeunes générations par des mesures d’ « éducation à la santé » très encadrées politiquement dans le sens d’une « sécurité civile, sociale et sanitaire » dont l’objectif explicite est l’éradication du mal et du malheur, au sens de Hannah Arendt.

 Ce projet de recherche se propose en tant qu’investigation des questions suivantes. Comment se décline socialement la dialectique entre risque et prudence, prise de conscience et refoulement ? Comment les jeunes générations perçoivent les risques transmis par leurs aînés ? Comment s’en servent-ils pour se définir politiquement et individuellement ? Quels risques sommes-nous prêts à accepter sans pour autant pouvoir les penser ? En quoi cette ignorance de nous-mêmes nous enseigne-t-elle quelque chose de la condition humaine ?

 Nous nous proposons de porter cette investigation sur le terrain de l’ « éducation routière » en tant qu’elle est au croisement des considérations modernes de santé et de sécurité publique. Baudrillard, après bien d’autres, n’a pas manqué d’assigner à l’automobile la place si particulière qu’elle tient aujourd’hui dans notre organisation sociale, tantôt adorée, tantôt honnie, mais presque partout indispensable. Elle n’en est pas moins le lieu et le symbole d’un mouvement de société qui nous éloigne de nous-mêmes en nous rapprochant du reste du monde. Après le premier lancement de ce mouvement au cours de la première moitié du XXème siècle, il a fallu le stabiliser, l’équilibrer. C’est alors un autre mouvement, dans la deuxième moitié du siècle, qui a tenu ce rôle d’équilibrage et de nouage : l’éducation à la sécurité routière. Son but est fixé par arrêté ministériel : « former des conducteurs sûrs ». Quitte à chacun de définir ce qu’il en est car c’est bien une définition du sujet qui est ici en jeu au risque d’une prise de position politique unique là où les philosophies se déchirent. Encore, il s’agit d’un véritable enjeu de santé publique, à coup de courbes de mortalité et de morbidité. Enfin, il s’agit également d’un enjeu éducatif par la formation des générations à venir et économique par la place du marché de l’éducation routière dans le contexte général de croissance.

 Notre terrain de recherche est donc à la croisée des champs de la santé, de l’éducation, des transports et de l’économie car la grande réussite de ces mouvements du siècle dernier n’est autre que la croissance économique. Il nous ouvre sur des perspectives théoriques générales et structurelles de notre société. Par quelle méthode nous proposons-nous de « faire parler » ce terrain pour qu’il nous livre sa vérité et que nous y risquions une interprétation sociologique ? Nous nous proposons de l’ébranler par la fondation d’une école de conduite conviviale, une école dont le projet pédagogique aurait pour objet principal de libérer les usagers d’une dépendance à un service dont ils n’ont pas (tous) besoin. Voudront-ils de cette libération ? Si oui, qu’en feront-ils ? Voilà l’enjeu essentiel de notre intervention sociologique. Nous prendrons le risque d’une déstabilisation économique marginale (une poignée d’élèves en Moselle) dans l’espoir d’une révélation structurelle d’un espace social.

 Dans sa thèse, Hughes Cunegatti a formulé les contours de l’ « impossible formation du conducteur ». Les usagers ne viennent pas à l’auto-école pour apprendre à conduire mais pour avoir le permis. C’est ce qu’ils disent payer contrairement aux prescriptions réglementaires qui assignent aux établissements d’enseignement de vendre de la formation. Ils ne s’y trompent pas d’ailleurs. Une « auto-école » est un endroit destiné à l’apprentissage « par soi-même » comme une « automobile » est un engin qui (voudrait croire qu’il) se déplace « par lui-même ». Les pratiques usuelles d’ « auto-écoles » sont la diffusion de DVD qui enchainent les « tests » de code sous forme d’examens blancs permanents et le bachotage d’une recette de conduite propre à réussir le permis indépendamment de la pratique réelle de ceux-là mêmes qui l’enseignent et l’évaluent. L’État (providence) y trouve son compte. Il se veut protecteur et il a formulé des standards et des obligations drastiques pour les conducteurs et les enseignants. Les auto-écoles sont alors de parfaits sous-traitants sur le marché du permis de conduire tenus légalement par la soumission à un agrément professionnel. Les exploitants d’auto-écoles (seuls acteurs vraiment représentatifs dans les syndicats) ne sont pas en reste. Le permis est un marché. Ils entretiennent alors consciencieusement la dépendance des usagers. C’est leur gagne-pain. Finalement, tout le monde, ou presque, y trouve son compte nonobstant la soumission volontaire des usagers du système qui se contentent de dénigrer la profession et de se plaindre du coût trop élevé du « permis » en refusant d’y voir leur part de responsabilité. Presque, car les enseignants, je veux dire les « moniteurs », y trouvent rarement leur compte. Ils font un métier répétitif, mal payé, un métier de « jeunes » sans valorisation sociale pour une majorité du public qui n’a pas besoin de ses services et dont la conséquence pourrait bien être l’aggravation des risques pris par les conducteurs (ce n’est là qu’un risque de plus, les formations peuvent aussi bien ne rien changer du tout).

 Sur le conseil d’Ivan Illich, de qui nous tenons le concept de « convivialité » repris récemment par Alain Caillé, nous proposons de séparer État et école de conduite. Nous proposons de rendre à l’administration ce qui lui revient : les examens. Nous proposons de créer un enseignement de la conduite qui ne soit en aucun cas un enseignement au permis de conduire ou de la « vente de points ». Illich a produit le concept de « profession mutilante » qui, par l’anticipation des « besoins » des gens, les empêche de désirer et produire par eux-mêmes individuellement et collectivement leurs propres solutions à leurs problèmes et par là, se définir. En ce sens, l’enseignement de la conduite actuel est une profession mutilante car elle empêche les usagers d’enseigner la conduite à leurs enfants. Il n’y a rien dans l’enseignement de la conduite qui mérite une « expertise » telle que tout un chacun ne pourrait ou ne devrait pas transmettre ce qu’il sait déjà. Si nous pouvons enseigner le ski et la cuisine à nos enfants, pourquoi pas la conduite ? Pour des raisons de sécurité ? Non. Aucune évaluation des interventions éducatives de par le monde n’a pu montrer d’effets positifs sur la sécurité. C’est qu’il y a quelque chose en nous qui résiste à toute tentative de formation ou autre manipulation. Gérald Wilde propose le concept de « risque cible » pour exprimer ce qui est là et qui se rééquilibre de façon homéostatique à chaque tentative d’intervention extérieure.

 D’aucuns ont pu nous arguer qu’il n’y a pas de demande sociale pour une telle école et qu’elle est donc vouée à l’inexistence faute de « clients ». En partenariat avec les sciences de la gestion, nous nous proposerons d’étudier spécifiquement les questions économiques liées à notre « innovation de service ». C’est peut-être vrai. Notre expérience de formation cependant nous a donné l’occasion de rencontrer des personnes qui ont des difficultés d’apprentissage. Bien sûr, il y a le jeune « normal » qui apprend tout seul dans son « auto-école » et qui aura son permis. C’est lui que l’on qualifie de « bon élève » dans les « boîtes à permis ». De fait, celui-là n’a pas besoin d’un enseignement autre que d’un bachotage d’examen. Mais il y a aussi ceux qui abandonnent car après 200 heures de conduite, ils arrivent à la conclusion qu’ils ne sont pas faits pour ça. Difficultés de coordination dans la manipulation du véhicule ou difficultés cognitives dans l’apprentissage des règles du code de la route, il y a là un champ d’investigation très riche pour les sciences de l’éducation. Encore faudra-t-il clairement se positionner sur ce que l’on peut entendre par « savoir conduire ». Cette question fera l’objet d’une attention spécifique dans notre recherche sous forme d’un projet pédagogique. Finalement, il se pourrait qu’une partie minoritaire de la demande s’oriente spécifiquement vers un enseignement fondamental de la conduite (et non du permis) le temps qu’il faudra pour atteindre le niveau requis et passer son examen en candidat libre.

 Loin de vouloir révolutionner le système au sens d’être le déclencheur d’une révolution qui ne serait qu’un retournement sur soi-même au sens de faire du « même autrement », notre dessein vise un public minoritaire qui s’intéresse plus à la formation qu’à l’évaluation, d’étudier ce phénomène d’innovation sociale et de voir quels seraient les effets dans la profession de la remise en question de l’ « expertise en sécurité routière ». Encore, notre but n’est pas de dénier toute possibilité d’expertise mais de laisser la voie à un possible apprentissage profane de la conduite et d’inventer des lieux d’échanges entre savoirs experts et savoirs profanes.

 En partenariat avec une assurance, nous nous proposons de réaliser un suivi de nos élèves par rapport à leur carrière d’accidents et de la comparer au groupe témoin constitué par l’ensemble des jeunes conducteurs en France. En partenariat avec la préfecture Moselle, nous nous proposons de suivre nos élèves par rapport à leur carrière d’obtention du permis de conduire, de transgressions du code de la route et d’éventuelles pertes et récupérations de points. Nous comparerons ce groupe au groupe témoin de l’ensemble des jeunes conducteurs en France. En partenariat avec l’université de Marrakech, nous mènerons une expérience similaire de formation des enseignants de la conduite marocains.

 Les hypothèses que nous mettrons à l’épreuve sont les suivantes. Les conducteurs-apprenants ayant des difficultés d’apprentissage particulières mettent plus de temps à atteindre le niveau requis au permis de conduire, le réussissent moins facilement, le gardent plus facilement après obtention, commettent moins d’infractions au code de la route constatées et sont moins impliqués dans les accidents de la circulation. Il en serait de même pour les élèves ne présentant pas de difficultés d’apprentissage particulière mais s’engageant volontairement dans le programme d’une école qui rompt explicitement avec l’objectif direct de réussite du permis de conduire pour mettre en avant la formation du conducteur.

 La validation de ces hypothèses induirait l’idée que le permis de conduire ne permet pas de sélectionner les conducteurs plus dangereux que d’autres et que cette possible sélection, si tant est qu’il y en ait une hors contre-indication médicale, tient essentiellement de l’engagement volontaire et désintéressé d’un sujet-conducteur dans un questionnement personnel et métaphysique concernant sa responsabilité dans les effets de sa conduite. Pour des raisons déontologiques, cet engagement ne sera d’aucune façon incité de quelque manière que ce soit. L’inscription de chaque élève fera l’objet d’un entretien dont le but sera de déterminer si cet engagement est présent ou non avant le début de tout enseignement qui, du reste, sera payant de manière à être marqué symboliquement. Ceux parmi les élèves dont la motivation serait la réussite au permis de conduire se verrait simplement refuser l’accès à la formation et dirigés vers des auto-écoles traditionnelles. De la même façon, nous proposerons des stages de sensibilisation « sans » récupération de points et des formations d’enseignants sans préparation du BEPECASER ou du BAFM, diplômes qualifiants qui pourront être passés en candidat libre.

 

Partenaires :

LSR-CFMRL, Auto-école Mario Forbach-Metz (57)

Préfecture de la Moselle

Mairie de Forbach

Le Carrefour Formation (auto-école) - La Roche-sur-Yon (85)

 

Florence Rudolf, Sociologie, AMUP, Strabourg

Christine Poplimont, Sciences de l’éducation, Aix-en-Provence

Marianne Abramovici, Sciences économiques, Marne-la-Vallée

Arnaud Morange, Sociologie, Caen

Hervé Marchal, Sociologie, 2L2S, Nancy

 

×